Sauver l’Acte de l’Amérique du Nord britannique

Rainer Knopff

Commerce et commerce : la Constitution économique du Canada . Malcolm Lavoie. Presses universitaires McGill-Queen's, 2023.

Comparativement à la Charte canadienne des droits et libertés de 1982, la Loi constitutionnelle de 1867 – que certains d’entre nous appellent encore affectueusement la Loi sur l’Amérique du Nord britannique (AANB) – est « susceptible de paraître étrange ou obscure à un Canadien contemporain ». Comment expliquer, par exemple, « l'assortiment presque humoristique du général et du spécifique » qui donne à Ottawa un pouvoir non seulement sur « le commerce » mais aussi sur la petite île de Sable en Nouvelle-Écosse, ou qui autorise les provinces à délivrer des permis de berline en plus de réglementer « propriété et droits civils » ? Et « qu’est-ce qui explique, dans les votes financiers, la présence de procédures détaillées et spécifiques dans une constitution qui, par ailleurs, traite du pouvoir législatif en termes plus généraux ? »

Malcolm Lavoie soutient que la « vision économique » qui sous-tend une grande partie de la constitution répond à ces questions et à une foule d’autres questions connexes. Dédiée aux échanges commerciaux, à l’intégration économique et au libre-échange interne – le tout dans le cadre d’un régime parlementaire décentralisé – cette vision constitutionnelle animatrice n’est plus bien comprise. La mission de Lavoie est de le sauver et de le faire revivre.

Il faut s’écarter en particulier de l’opinion – exprimée dans la jurisprudence récente de la Cour suprême – selon laquelle la Constitution est économiquement neutre et doit être tenue à l’écart de l’élaboration des politiques. Ce point de vue, insiste Lavoie, ignore le texte constitutionnel et la logique évidente. « Par exemple, le pouvoir provincial de légiférer sur la « propriété et les droits civils » et le pouvoir fédéral sur le « commerce » ne sont vraiment intelligibles qu’en référence à une sorte d’économie de marché. »

Considérer l’ Acte de l’Amérique du Nord britannique comme économiquement neutre a affaibli son « engagement fondamental » envers les droits de propriété dont une économie de marché a besoin. Il est notoire que le Canada manque de protection directe des droits de propriété dans sa Charte des droits et libertés , mais la Loi de 1867 garantit ces droits indirectement en donnant aux législatures élues un pouvoir constitutionnellement décisif sur leur inhibition. Comme Lavoie le démontre longuement, la suprématie parlementaire a évolué dans une large mesure pour empêcher l’ingérence de l’exécutif dans les droits de propriété.

Ainsi, l’exécutif ne peut, en dehors des situations d’urgence, exproprier des biens sans juste indemnisation. Seule une législature élue peut le faire, et seulement si elle emploie un langage législatif suffisamment clair pour surmonter les présomptions judiciaires établies en faveur des droits de propriété. De même, les procédures de « vote d’argent » susmentionnées exigent que la prise et la dépense des revenus, qui affectent évidemment la propriété, soient autorisées par l’assemblée élue compétente. Certes, la suprématie législative ne protégera pas toujours les droits de propriété, mais elle rend moins probable leur violation. La nécessité d'une autorisation expresse fait parfois réfléchir même des assemblées aussi dominées par l'exécutif que celle du Canada.

Lavoie raconte plusieurs façons dont la Cour suprême a miné cette protection indirecte des droits de propriété. Le plus grave peut-être est qu'elle permet aux gouvernements de prélever des « paiements obligatoires » qui « n'ont pas été expressément autorisés par les représentants élus du peuple ». L’autorisation législative, soutient la Cour, n’est nécessaire que pour les taxes, et non pour les frais réglementaires et les frais d’utilisation imposés par le gouvernement. Ces redevances peuvent toutefois s’avérer extrêmement lourdes sur le plan fiscal et l’argent qu’elles génèrent est parfois versé, à la manière d’un impôt, dans les recettes générales destinées à être dépensées pour des questions sans rapport avec l’objectif de la réglementation. En d’autres termes, la distinction entre impôts et taxes est tout sauf évidente. Mais peu importe, même si la distinction avait un sens, elle n’a absolument aucune pertinence car la constitution exige expressément une autorisation législative pour « tout impôt ou impôt ». Lavoie démontre que loin d’être un ajout redondant, le terme « impôt » visait à assurer une portée très large au contrôle législatif des questions fiscales. Si les redevances réglementaires ne sont pas des impôts, ce sont certainement des impôts, et ce n'est qu'en lisant ce terme bien compris et stratégiquement utilisé hors de la Constitution que la Cour pourrait libérer les redevances de l'autorisation législative.

 

La Cour a causé des dommages similaires à la dimension fédérale de la constitution économique du Canada. Malgré la préférence de sir John A. Macdonald pour l'union législative, la constitution établit un système fédéral avec des provinces fortes. Le pouvoir provincial en matière de « propriété et de droits civils », qui était en 1867 un terme bien compris englobant des questions telles que les droits de propriété, les contrats et les délits, était particulièrement important. En d’autres termes, les provinces disposaient d’un large pouvoir en matière de relations économiques. Si vaste, en fait, que l’autorité provinciale se serait étendue à la plupart des pouvoirs économiques du gouvernement fédéral si ces derniers n’avaient pas été « réservés » à des « exceptions spécifiques ». La logique sous-jacente était celle de la « subsidiarité », dans laquelle « l’autorité est présumée détenue au niveau local, à moins que la centralisation ne soit nécessaire à une gouvernance efficace ». Les exclusions centralisatrices de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique étaient nécessaires pour protéger l’intégration nationale et le libre-échange de l’esprit de clocher local. Les pouvoirs fédéraux qui en résultèrent – ​​échanges commerciaux, monnaie, banque et bien d’autres – furent attribués « exclusivement » à Ottawa. En outre, en tant qu'exclusions subsidiaires limitées, elles ont laissé aux provinces une grande partie de leur propre pouvoir économique, également exclusif.

Des économies provinciales répondant efficacement aux connaissances et aux préoccupations locales au sein d'un marché intégré à l'échelle nationale — c'est ce que l'exclusivité mutuelle des pouvoirs fédéraux et provinciaux a été conçue pour réaliser, et ce que Lavoie croit qu'elle a généralement réalisé jusqu'à récemment. Malheureusement, l’idée d’exclusivité, répétée dans le texte constitutionnel jusqu’à « la redondance », est « profondément tombée en disgrâce ». Aux mains de la Cour suprême, il a subi le même sort que le terme « impôt » dans la disposition sur les « votes financiers ».

Lavoie concède que l'exclusivité n'implique pas les « compartiments complètement étanches » une fois déclarés par le Comité judiciaire du Conseil privé. Un certain degré de chevauchement est inévitable, car autrement les lois constitutionnelles peuvent avoir des effets secondaires sur l’autre ordre de gouvernement. Mais ces incursions accidentelles ne devraient être autorisées que lorsqu'elles sont raisonnablement « nécessaires » pour atteindre l'objectif légitime de la loi. Permettre un chevauchement plus important revient à ignorer l'insistance textuelle sur l'exclusivité, ce qui est précisément ce qu'a fait la Cour suprême. La doctrine relativement nouvelle du « fédéralisme flexible » de la Cour – la « tendance dominante » de sa jurisprudence moderne sur la répartition des pouvoirs – autorise des incursions juridictionnelles qui ne sont pas « nécessaires » mais simplement « rationnellement liées » à l'objet d'une loi. Cela élargit radicalement le chevauchement des compétences et tourne en dérision l’exclusivité juridictionnelle. Parce que les lois fédérales sont primordiales lorsqu’elles entrent en conflit avec les lois provinciales, le fédéralisme flexible rend les provinces vulnérables à un gouvernement fédéral dominant. Une exclusivité raisonnable, soutient Lavoie, doit être rétablie.   

L’un des avantages de l’exclusivité est que ce qui est accordé à un ordre de gouvernement est refusé à l’autre. Ainsi, l’autorité fédérale sur le commerce entre les juridictions signifiait autrefois que les provinces agissant seules ne pouvaient pas établir de barrières commerciales monopolistiques, comme les monopoles provinciaux sur l’alcool. De cette manière, l’exclusivité juridictionnelle favorisait le libre-échange intérieur. Mais elle ne garantissait pas le libre-échange, pas plus que la suprématie législative ne garantit les droits de propriété. Tout comme des législatures déterminées peuvent violer les droits de propriété, les deux ordres de gouvernement peuvent contribuer leurs pouvoirs exclusifs à la coopération en matière de barrières commerciales. Après tout, des monopoles provinciaux sur l’alcool ont été établis, mais uniquement parce que la Loi fédérale sur l’importation des boissons enivrantes (IILA) autorisait uniquement les gouvernements provinciaux ou leurs agences à « importer » des boissons alcoolisées en provenance d’autres juridictions. La disparition de l’exclusivité a toutefois suffisamment assoupli les contraintes constitutionnelles traditionnelles pour que les monopoles provinciaux de l’alcool n’aient plus besoin de l’aide fédérale. C’est pourquoi l’éviscération par ailleurs bienvenue de l’ IILA par le gouvernement Trudeau en 2019 n’a pas « libéré la bière ».

Mais si retirer l’ IILA des monopoles provinciaux de l’alcool n’a pas réussi à libérer la bière, pourquoi l’article 121 de la constitution de 1867 n’a-t-il pas fait l’affaire ? Cet article stipule que « tous les articles issus de la culture, du produit ou de la fabrication de l’une des provinces seront… seront admis gratuitement dans chacune des autres provinces ». L’exclusivité juridictionnelle n’offrant plus beaucoup de protection au libre-échange, beaucoup (y compris Lavoie) espéraient que l’article 121 comblerait cette brèche. Au lieu de cela, comme on pouvait s’y attendre de la part de juges disposés à ignorer des concepts constitutionnels aussi clairs que « impôt » et « exclusivité », la Cour a vidé de sa substance l’expression « admis gratuitement » à l’article 121. Elle l’a fait, en outre, en utilisant l’approche interprétative de fédéralisme flexible. Une restriction commerciale ne violera pas l'article 121, a déclaré la Cour dans l'arrêt Comeau , si elle est « rationnellement liée » à un « objectif principal » relevant de la compétence provinciale. Ce raisonnement justifiait ce que la Cour a admis être une restriction commerciale « extrême » : la loi du Nouveau-Brunswick interdisant la possession de toutes les quantités d'alcool, sauf des quantités mineures, non achetées auprès de l'agence provinciale des alcools. Il était utile que le « but principal » auquel le contrôle monopolistique de l’alcool devait être rationnellement lié soit – attendez un peu – le contrôle monopolistique de l’alcool.

Le test de connexion rationnelle est un méchant central dans ce drame. Cela rend trop facile pour les gouvernements fédéral et provinciaux d'empiéter sur leurs propres terrains et cela mine les dispositions de la Constitution sur le libre-échange. Lavoie veut autoriser uniquement les incursions raisonnablement « nécessaires ». Cela donnerait à l'exclusivité juridictionnelle et aux dispositions de libre-échange leur juste valeur et aiderait à restaurer la constitution économique du Canada.

Lavoie discerne la constitution économique du Canada dans le texte de l'AANB « telle qu'elle aurait été comprise par un public contemporain ». Considérant la « signification publique originale » comme un simple « point de départ », il montre cependant de manière convaincante que la « vision économique » est compatible avec les sensibilités, les valeurs et les compréhensions modernes. En effet, loin de « permettre à la main morte des auteurs de s’introduire dans le présent et d’imposer leurs valeurs », cette vision a d’importantes contributions à apporter aux problèmes urgents d’aujourd’hui. Son « engagement envers l’autonomie locale et la subsidiarité », par exemple, « devrait être étendu pour tenir compte des intérêts d’autonomie gouvernementale des nations autochtones ». De même, « les droits de propriété autochtones peuvent être développés de manière à donner aux propriétaires autochtones un degré de contrôle local comparable à celui dont jouissent les propriétaires fonciers non autochtones ».

Cependant, pour apporter ces contributions précieuses et d'autres, la constitution économique doit d'abord être sauvée des malentendus du système judiciaire actuel du Canada. On trouve encore des pousses vertes dans la jurisprudence ; Lavoie cherche à les nourrir et à les prolonger. Souhaitons-lui bonne chance !

Cette revue a été initialement publiée dans l'édition imprimée, Printemps/Été 2023, Vol . 13 n° 1, p. 94-96.


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