Une salle des salles

La civilisation ne s’acquiert pas facilement, comme nous le rappellent nos débuts et notre fondation.

Critique de Christopher O. Blum

Apôtres de l'Empire : Les Jésuites et la Nouvelle-France. Bronwen McShea. Presse de l'Université du Nebraska, 2019.

L'UNE DES images archétypales de la civilisation se trouve très tôt dans Beowulf , lorsque le poète commémore le noble désir du roi danois Hrothgar, nouvellement enrichi par les butins de guerre : « son esprit se tourna vers la construction de halls : il transmettait des ordres aux hommes. travailler sur un grand hydromel signifiait être une merveille du monde pour toujours ; ce serait sa salle du trône et là, il distribuerait les biens que Dieu lui a donnés aux jeunes et aux vieux – mais pas la terre commune ni la vie des gens. Cette salle serait Heorot, « la salle des salles », la scène de la courtoisie de la reine Wealhtheow, des déprédations de Grendel et de la position héroïque de Beowulf.

Pour ceux qui ont saisi sa romance, l’histoire du Québec suit un arc similaire. Il y a le grand fondateur Samuel de Champlain, la courageuse première famille, les Hébert, et il y a des commerçants, des coureurs de bois , des soldats, des religieuses et des autochtones. Il y a des menaces : le froid, le scorbut, les Iroquois et les Anglais. Et il y a les Robes Noires, ces hommes mystérieux dont la vie semble si différente de la nôtre, les missionnaires jésuites. Ensemble, ce furent les agents par lesquels les rochers, les îles fières et les forêts profondes de la vallée du Saint-Laurent devinrent une habitation convenable pour les hommes, une autre salle des salles, le Canada.

La période actuelle de travail est un moment propice pour réfléchir à ce qui est nécessaire pour fonder, construire et maintenir une civilisation. De riches ressources pour une telle réflexion attendent les lecteurs de Apostles of Empire: The Jesuits and New France de Bronwen McShea. C'est consciemment un travail de révision, par lequel les missionnaires jésuites sont sauvés des piétés contradictoires des historiens du passé. On peut pardonner aux auteurs de la vie des martyrs jésuites leurs portraits unidimensionnels, car leur principal intérêt était de susciter l'émerveillement parmi les fidèles catholiques. Des historiens plus récents ont promu différentes piétés, certains vénérant les peuples autochtones dans leurs cultures d'avant la conversion et d'autres admirant les générations ultérieures de missionnaires pour leur projet visionnaire consistant à affirmer les traditions populaires autochtones contre les mœurs européennes. Le Dr McShea vise à remettre les pendules à l'heure en observant les robes noires dans tous leurs contextes désordonnés, depuis les salons de Paris où les fonds pour les missions étaient collectés jusqu'aux champs de bataille d'Amérique du Nord où ils se sont battus pour préserver la fragile expérience coloniale contre leurs rivaux, les protestants et leurs alliés indigènes. « Les Jésuites de la Nouvelle-France », selon ses dires, « étaient des hommes plongés jusqu’aux genoux dans un monde désordonné de politique, de pressions sociales et de guerre ».

Apostles of Empire est astucieusement arrangé. Les huit chapitres du livre suivent l'histoire des missions jésuites depuis la première génération héroïque — l'époque de Brébeuf et Jogues — jusqu'à la propagation des missions dans une grande partie de la vallée du Mississippi vers 1700, jusqu'à la mort en 1800 du dernier des missionnaires. , le P. Jean-Joseph Casot. Pourtant, l’œuvre n’est pas un récit conventionnel. Chaque chapitre se concentre sur un aspect des missions qui ont caractérisé son développement pendant une saison. Dans les premières années, il y avait un enthousiasme pour la mission parmi ses premiers partisans en France et, de la part des jésuites, un élan d'enthousiasme à mesure qu'ils rencontraient et évaluaient une nouvelle culture. Dans ses quatre premiers chapitres, McShea raconte et analyse le travail des quatre premières décennies de la mission. Comme on l’a souvent observé, les tribus nord-américaines étaient considérablement plus primitives que les autres cibles majeures de l’action missionnaire européenne, que ce soit plus au sud dans l’hémisphère occidental ou en Extrême-Orient. L'analyse minutieuse par McShea de la manière dont les jésuites français, pour la plupart bien nés, considéraient qu'il était essentiel d'apporter certains éléments de la culture française aux tribus américaines est logique. Les latrines et autres éléments d’hygiène de base ne sont peut-être pas absolument nécessaires au bien-être humain, mais ils semblent être des cadeaux appropriés à offrir lorsqu’ils peuvent l’être. Et d'innombrables catholiques français étaient heureux de soutenir le travail des missionnaires pour apporter ces contributions et d'autres, allant dans certains cas jusqu'à l'octroi de dots aux femmes autochtones. L’une des forces du livre, et l’accent particulier de son quatrième chapitre, est le traitement de ces laïcs, hommes et femmes, restés en France mais qui doivent néanmoins être reconnus comme participants à la mission par leurs dons philanthropiques et leurs prières.

 

La seconde moitié du livre raconte l'histoire des années 1670 à travers la période troublée des guerres coloniales et jusqu'à la perte de la Nouvelle-France au profit des Anglais, la suppression des Jésuites et la fin de la mission. Deux chapitres examinent différentes facettes de l'engagement des Jésuites dans l'éthos guerrier des tribus indigènes, en particulier des Iroquois. McShea montre une facette des missionnaires qui pourrait surprendre nombre de ses lecteurs, car il est prouvé que les jésuites admiraient les vertus viriles des membres de la tribu – et des femmes de la tribu – au point même de les considérer comme supérieurs, à certains égards, aux manières des membres de la tribu. Colons français. Car ils croyaient voir une hiérarchie dans les tribus, avec une aristocratie indigène affichant des vertus auxquelles les colons, majoritairement plébéiens, n'aspiraient ni ne possédaient. Elle risque même l’interprétation audacieuse selon laquelle certains pères jésuites se seraient opposés à la politique coloniale française visant à promouvoir les mariages mixtes entre autochtones et colons parce qu’ils jugeaient inapproprié de marier les filles des élites autochtones aux fils de commerçants et de paysans français.

Alors que le triste règne de Louis XV avançait et que le gouvernement royal s'intéressait davantage aux profits de l'esclavage qu'aux coûteux projets de civilisation, les jésuites qui s'occupaient de la mission canadienne — soit depuis leurs postes à Paris, soit sur le terrain de la mission lui-même — étaient de plus en plus nombreux. critique de l’effort colonial français. Certains des principaux missionnaires devinrent résolument autochtones, comme le belliqueux père Sébastien Râle, qui participa parfois aux raids abénaquis sur la Nouvelle-Angleterre puritaine. Au milieu du XVIIIe siècle, ce que signifiait promouvoir l’Empire français, la foi catholique et les véritables intérêts des différentes tribus devint difficile à dire. Lorsque Montcalm vint défendre Québec contre Wolfe, il fit preuve d'un dédain marqué pour les braves autochtones. Mais pour les Jésuites, aussi hétéroclites soient-ils, ces soldats étaient catholiques et français.

AVEC Apôtres de l'Empire, McShea invite ses lecteurs à reconsidérer les missions jésuites en Nouvelle-France. Elle semble avoir lu l'intégralité des Relations des Jésuites — les quarante années de ces rapports annuels de Québec à Paris — et un nombre considérable d'autres ouvrages de missionnaires en outre. Elle est une analyste habile de la rhétorique de ces documents. Son lecteur est amené à apprécier le désir du public français de participer à la noble entreprise des jésuites et à s'interroger avec eux sur les défis et les consolations qu'ont éprouvés les missionnaires, depuis les beaux récits de conversion et de charité jusqu'aux récits déchirants de menace et de martyre, le tout avec en toile de fond les hivers rigoureux, les cataractes sauvages et les sombres bois du nord. N’était-ce que de la rhétorique ? Étaient-ce des histoires inventées par des conquistadors égoïstes ? Ou les délires illusoires de fanatiques bornés ? Le lecteur attentif du livre de McShea ne peut parvenir à de telles conclusions. Les jésuites qui ont écrit sur les missions l'ont fait pour les promouvoir, c'est-à-dire pour lever des fonds qui permettraient de les financer. Il y a donc bien un mélange irréductible du sacré et du profane dans leurs écrits, comme dans les missions elles-mêmes. Car nous, hommes et femmes, sommes composés d’un corps et d’une âme. Et si l’amour de Dieu et du prochain est le bien de notre âme, notre corps a néanmoins aussi besoin de biens. Parfois, ces biens sont achetés avec de l’argent – ​​des biens comme des bateaux et des pelles – et parfois ces biens ne peuvent être achetés qu’avec la vie de courageux – des biens comme la liberté politique, qui, concrètement, peut signifier ne pas être gouverné par les Iroquois ou les Hollandais. Voir l’effort missionnaire jésuite englober tous ces biens, c’est le voir tel qu’il était et devait être.

À cette heure tardive de l’histoire de l’Amérique du Nord, ces biens essentiels semblent être plus menacés que nous ne l’avons connu depuis au moins une génération et peut-être plusieurs vies. Si la civilisation doit perdurer en tant que salle des salles, c'est-à-dire un cadre juridique et culturel dans lequel les hommes et les femmes peuvent poursuivre pacifiquement les biens véritablement humains, ce sera grâce au travail d'une nouvelle génération de missionnaires, d'hommes et de femmes qui aiment les jésuites et leurs mécènes français partagent son idéal élevé et sont fermement engagés dans le travail acharné de sa défense. C'est en effet le moment opportun pour considérer les travaux variés et les coûts énormes qu'a nécessités la civilisation pour arriver sur ces côtes. C’est le mérite des Apôtres de l’Empire d’inciter ses lecteurs à ce travail de mémoire bien trop important pour être considéré comme un exercice de nostalgie.

Publié initialement dans l'édition automne-hiver 2020 de THE DORCHESTER REVIEW, Vol. 10, n° 2, p. 76-78.

Christopher Blum est doyen académique de l'Augustine Institute de Denver, Colorado. Il est le traducteur de plusieurs volumes du français, dont St. Francis de Sales : Roses Among Thorns (Sophia Institute, 2014), et est co-auteur de The Past as Pilgrimage: Narrative, Tradition and the Renewal of Catholic History (Christendom Presse, 2014).


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