La patience de Job

Sur la calomnie du professeur Carson contre Saint-Jean de Brébeuf

Par Christophe O. Blum

« Notre espérance est en Dieu et en Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui a répandu son sang pour le salut des Hurons, aussi bien que pour le reste du monde. » (1) Fils de Normandie et fils d'Ignatius Loyola, le Père Jean de Brébeuf, a trouvé son identité dans sa mission d'apporter l'Évangile aux peuples Wendat de ce qui est aujourd'hui le sud de l'Ontario. C'est le 16 mars 1649 que sa vie prit fin prématurément aux mains des envahisseurs Iroquois, le peuple de la Grande Ligue de la Paix et du Pouvoir ; comme Isaac Jogues et René Goupil, dont la mort a précédé la sienne, Brébeuf a longtemps été vénéré comme un martyr. Pourtant, James Carson, un historien de l'Université Queen's, écrivant dans un numéro récent de la Revue historique canadienne , nous invite à « réimaginer » son histoire et à accepter que Brébeuf « n'a jamais été martyrisé », mais « est mort pour des raisons propres à l'époque et au lieu ». il a habité, pour des raisons qui reposent directement sur les convictions profondes des personnes qui l'ont accueilli. »(2)

L'argumentation de Carson repose sur son interprétation du nom donné à Brébeuf par les Wendats. Le lecteur de la biographie de Brébeuf apprend ce nom pour la première fois dans une scène touchante, lorsque, après une absence de près de cinq ans, Brébeuf revient chez les Hurons et est accueilli par ces mots d'une humanité et d'une chaleur exquises : « Eh bien, voilà Échon qui revient. encore. Eh bien, mon neveu, mon frère, mon cousin, tu es enfin revenu parmi nous ! La langue wendat, notoirement difficile, manquait de consonnes dures ; Échon était-il le meilleur que les Hurons pouvaient faire du « Jean » français ? Beaucoup l’ont pensé, et la théorie a l’avantage de s’accorder avec la manière dont ils ont nommé plusieurs autres missionnaires jésuites. Il y a eu cependant d'autres récits, et Carson s'en empare d'un qui identifie le nom d'Echon à une sorte d'arbre utilisé par les Wendats pour ses pouvoirs médicinaux. «Echon n'était donc pas Jean, mais plutôt Medicine Tree», écrit-il, et «représentait probablement le nom plus ancien d'un puissant guérisseur».

Lorsqu'on comprend que les Wendats ont donné à Brébeuf un nom propre à l'un de leurs chamanes — et peut-être même un nom qui avait appartenu autrefois à l'un d'entre eux — on peut comprendre la véritable signification du jésuite. Il était littéralement devenu autochtone, avait adopté la culture et la mentalité huronne et était devenu ce qu'on lui avait donné, un arbre médicinal, un chaman. On nous demande de considérer cette transformation comme une coloration de la mort de Brébeuf, marquée par les actes de défi rituel attendus d'un membre d'une tribu capturé en route vers la torture et le massacre : il racontait son histoire avec courage et ne s'arrêtait que lorsque sa langue était coupée. sa bouche. La mort légendaire de Brébeuf — qui ne sait que les Iroquois lui ont arraché le cœur et l'ont mangé, dans l'espoir de récupérer une part de son courage ? — c'est justement cela, nous raconte Carson, une histoire racontée par les Jésuites désireux de promouvoir leur œuvre missionnaire et le mythe chrétien sur lequel elle était basée. « La première mort, peut-on l’appeler la vraie mort ? - s'est produit lorsqu'un fils adoptif, un neveu, un frère et un oncle ont rencontré la mort avec toute la sérénité requise d'un fils d'Aataentsic, d'un Wendat et d'un arbre médicinal, ce qui, au fond, était tout ce qu'Echon a toujours été et est."

La théorie du professeur Carson a les vertus de la simplicité et de l’audace. Ce n'est pas, pour autant, convaincant. Pour apprécier la pauvreté de sa réimagination, il suffit de rappeler les traits marquants de la vie du grand Brébeuf. Il est né au printemps de l'année où Henri IV mit fin aux guerres de religion françaises en déclarant « Paris vaut la Messe ». » Dans sa jeunesse, il est entré dans la Compagnie de Jésus alors qu'elle attirait les meilleurs et les plus brillants de la jeunesse française vers sa mission de mettre la gloire de Dieu avant toute autre chose. La spiritualité de l'ordre des Jésuites était militante. Au cœur des exercices spirituels que chaque jésuite suivait et renouvelait chaque année se trouvait la méditation d'Ignatius Loyola sur les « Deux principes ». Il était demandé au participant à une retraite ignatienne d'imaginer un immense champ de bataille avec deux armées opposées disposées, l'une suivant Jésus, l'autre Satan. Après avoir contemplé l'énormité et la finalité de la lutte sans pitié entre ces deux capitaines, le retraitant devait prendre la résolution de se battre pour Jésus, de donner sa vie comme les apôtres d'autrefois.

Brébeuf n'avait pas encore trente ans lorsqu'il fut ordonné prêtre jésuite et, trois ans plus tard, il s'embarqua pour la première mission jésuite au Canada, pour répondre à l'appel de Samuel de Champlain d'apporter le Christ aux indigènes de la Nouvelle-France. Le Père Brébeuf passa la majeure partie des vingt-quatre années suivantes comme missionnaire auprès des peuples Wendat ; pendant cette période, il a eu deux occasions d’échanger son travail sale, fastidieux, souvent infructueux et toujours pénible contre un poste plus confortable et plus durable. La première a eu lieu après que les frères Kirke aient chassé Champlain et les Français de Québec en 1629. De retour en France, dans la sécurité et le confort d'une résidence jésuite, Brébeuf était plongé dans la prière et écrivit dans son journal : « Je sens en moi un désir dévorant souffrir quelque chose pour l'amour du Christ. »(3) Les délires et l'intériorité surchauffée d'un prêtre encore jeune ? Peut-être.

Une décennie plus tard, Brébeuf eut une seconde chance de se retirer des rigueurs de sa mission. En mars 1641, à l'époque de son quarante-huitième anniversaire, il glissa sur la glace et se cassa la clavicule au cours d'un voyage missionnaire. À son retour au complexe des Jésuites, Fort Sainte Marie, sur la baie Georgienne, son supérieur comprit qu'il était temps pour Brébeuf de se reposer et l'envoya donc descendre les rivières des Outaouais et du Saint-Laurent jusqu'aux colonies de Québec. Le Père Brébeuf passa les trois années suivantes comme aumônier à Sillery, une communauté modèle d'Indiens christianisés partageant étroitement la vie avec de pieuses familles d'immigrants français. Avec la montée de la violence des Iroquois — René Goupil fut martyrisé en 1642 —, un tel établissement semble avoir été la stratégie missionnaire idéale, le moyen idéal pour faire pousser le levain de l'Évangile sur le sol natal du Canada. Ce n'était pas suffisant pour le Père Brébeuf. Au plus bas de ses travaux missionnaires, au cours d'une expédition tout à fait frustrante et même amère vers les Neutres, il avait trouvé une profonde consolation dans la douzième méditation du deuxième livre de l'Imitation du Christ de Thomas à Kempis. Il y lut ces mots : Tota vita Christi crux fuit, et martyrium, et tu tibi quæris reqiuem, et gaudium ? (« Toute la vie du Christ a été croix et martyre, et vous recherchez la paix et la joie ? ») Il ne pouvait pas rester en sécurité et confortable à Sillery pendant que ses frères Wendats vivaient sous la menace d'extermination par les Iroquois. En 1644, à cinquante et un ans, le Père Brébeuf remonte une dernière fois la rivière des Outaouais, pour servir les Wendats et mourir avec eux afin qu'ils connaissent Dieu.

La calomnie lancée par le professeur Carson n’est pas nouvelle. Les antipathiques des Wendats, des Neutres et des Iroquois disaient les mêmes choses : que Brébeuf était un guérisseur, un chaman, qui communiquait avec Ondaki dans ses rêves et avait par conséquent un pouvoir sur la vie et la mort. C’était pour réutiliser et revigorer cette calomnie écrite par Carson. Son article témoigne de la véracité du jugement d'Alasdair MacIntyre dans After Virtue selon lequel « les barbares n'attendent pas au-delà de nos frontières ; ils nous gouvernent déjà depuis un certain temps. Des couloirs de l'académie vient le jugement faisant autorité : le grand Brébeuf n'était pas un martyr, il était l'Arbre Médecine. On nous demande de croire qu'il avait troqué sa foi au Christ contre les rêves d'un chaman, afin de bénéficier du pouvoir et des privilèges d'un guérisseur wendat. Que doivent penser les lecteurs d’un partisan permanent d’une telle histoire ? Comment devrions-nous réagir, nous qui ne sommes pas assez crédules au point de croire à sa simple « réimagination » ? C'est la patience de Job qui est exigée des hommes d'aujourd'hui qui veulent maintenir vivante la civilisation en Amérique du Nord, tout comme elle l'a été de Brébeuf chez les Hurons. Comme il l’a écrit : « Ce champ ne produira jamais de fruit que par la douceur et la patience. »

Christopher O. Blum est doyen académique de l'Augustine Institute de Denver. Il est le traducteur de plusieurs volumes du français, dont Saint François de Sales : Roses parmi les épines (Institut Sophia, 2014). Cet article a été initialement publié dans The Dorchester Review Vol. 7 n° 1, printemps/été 2017, pp.108-110.

Remarques

1. René Latourelle, Jean de Brébeuf (Montréal : Bellarmin, 1993), p. 112.

2. James Taylor Carson, « Brébeuf n'a jamais été martyrisé : réimaginer la vie et la mort du premier saint du Canada », Revue historique canadienne 97 (2016), p. 222-43.

3. Cité dans ce qui reste la meilleure biographie en anglais, Joseph P. Donnelly SJ, Jean de Brébeuf, 1593-1649 (Chicago : Loyola, 1975), p. 102.


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