Fidèle à une faute

Critique de Jean-Philippe Garneau
 
Thomas Chapais, historien . Damien-Claude Bélanger. Ottawa, Presses de l'Université d'Ottawa, 2018, 222 p.

Publié initialement dans l'édition automne/hiver 2018 de The Dorchester Review , pp. 89-91.

DE nos jours, peu d'historiens prennent la peine de lire l'ouvrage de Sir Thomas Chapais (1858-1946), un avocat devenu homme politique qui a enseigné l'histoire à l'Université Laval au tournant du XX e siècle . L'un de ses chefs-d'œuvre, le Cours d'histoire du Canada , une histoire constitutionnelle du Québec en huit volumes entre 1760 et 1867, a été en grande partie oublié. Même sa biographie du marquis de Montcalm ne mérite plus grande attention. Bien qu'il s'agisse d'une étude bien documentée, son vibrant plaidoyer en faveur du malheureux général français ne cadre pas avec la critique nationaliste de la conquête britannique qui prévaut au Québec au moins depuis les années 1950, sinon avant. En fait, Chapais est surtout connu comme l'acolyte d'un historien beaucoup plus étudié du début du XXe siècle , l'abbé Lionel Groulx, l'un des fondateurs de l'historiographie québécoise moderne, comme l'a souligné Ronald Rudin dans Making History in Twentieth Century Quebec . Alors pourquoi consacrer un livre entier à un historien aussi « obscur » ? 

En deux cents (environ) pages élégantes, Damien-Claude Bélanger soutient qu'un tel effort était indispensable. D'une part, le récit de Chapais sur le passé canadien-français doit être considéré comme une contribution à part entière à l'historiographie québécoise, un argument que Rudin avait déjà avancé. Mais Bélanger va plus loin en affirmant que certaines interprétations historiques de Chapais étaient novatrices et méritent d'être reconnues comme telles.

Même si sa pensée n'a pas eu une grande influence à long terme et ne peut être comparée à l'héritage de Groulx, Chapais a quand même eu un impact sur la communauté historique et son développement. Manquant de formation spécifique en histoire, il était néanmoins bien conscient de certains problèmes méthodologiques de l’époque. Il a fait bon usage de documents de première main et a proposé des interprétations larges du passé. Bélanger n'est pas le premier à prêter attention à Chapais. Mais il comble une lacune dans notre compréhension du paysage à un stade antérieur de notre histoire – à l’orée d’une approche plus scientifique du passé canadien-français.

Bélanger cherche à faire la lumière sur ce qu’il appelle le « loyalisme canadien-français », une « doctrine » au cœur de son plus vaste projet de recherche à l’Université d’Ottawa. Bélanger soutient que le loyalisme doit être compris comme un trait distinctif de la tradition conservatrice du Québec. Le loyalisme, dit-il, équivaut à peu près à la fidélité à la Couronne britannique ou à l’Empire britannique.

L’importance d’un tel thème, de la Révolution américaine à la Première Guerre mondiale et au-delà, est une caractéristique bien connue du grand récit canadien-anglais. Elle a reçu moins d'attention dans le contexte canadien-français, même si l'attitude loyale des élites seigneuriales et catholiques depuis la Conquête est un trait bien établi de l'histoire du Québec. Dans Préjugés et fierté , son livre précédent, publié en 2011 par U. of T. Press, Bélanger a identifié le loyalisme canadien-français comme une tendance idéologique toujours florissante au Québec du début du XX e siècle.

Ce loyalisme, il l’appelle une « synthèse conservatrice unique » entre l’impérialisme canadien-anglais et le nationalisme canadien-français. Dans le cas de Chapais, la notion semble bien convenir. L'admiration pour les institutions britanniques en est une de ses expressions, notamment politiques, comme le montre amplement le Cours d'histoire du Canada . Le loyalisme est également enraciné dans l'interprétation historique que Chapais donne de certains tournants du Québec, comme la Conquête « providentielle ».

Comme l'intelligentsia catholique avant lui, Chapais voyait le cours des événements entre la fin de la Nouvelle-France et la Révolution française comme une bénédiction : non seulement les Canadiens français héritaient d'une constitution plus libérale, mais ils étaient protégés du républicanisme impie qui rompit les liens antiques entre le clergé catholique français et Rome.

Bélanger accorde beaucoup d'importance aux racines catholiques de Chapais, un homme élevé dans une famille d'élite rurale et nourri par la tradition du collège classique à une époque où le pouvoir du clergé catholique était à son apogée dans la vie sociale et culturelle. Il soutient que les ultramontains québécois comme Chapais construisaient un type spécifique de nationalisme canadien-français dans lequel l'impérialisme britannique pouvait encore occuper une place respectable.

Rudin et HV Nelles dans The Art of Nation-Building , entre autres, ont montré comment ce curieux mélange pouvait se manifester dans des événements commémoratifs comme le tricentenaire de Québec en 1908. Mais Chapais ne peut être présenté uniquement comme un historien ultramontain comme certains de ses contemporains. prédécesseurs ( l'abbé Ferland, notamment), tout comme Serge Gagnon dans Le Québec et ses historiens de 1840 à 1920. Il fut également conseiller législatif provincial et sénateur fédéral, entre autres fonctions politiques, et se consacra particulièrement à l'histoire constitutionnelle dans ce dernier. une partie de sa carrière. Chapais croit plus largement à l'attitude bienveillante de l'impérialisme britannique envers la population canadienne-française dès la bataille des plaines d'Abraham.

THOMAS CHAPAIS , historien est une entreprise quelque peu hybride. D’une part, il s’agit d’une étude historiographique qui cherche à mieux comprendre la nature du récit écrit par cet historien autodidacte ; comment Chapais a tissé son histoire, alors même que l'histoire en tant que discipline en était à ses balbutiements, notamment au Québec. D'autre part, le livre cherche à découvrir la position idéologique de Chapais en tant que figure politique conservatrice canadienne-française au tournant du 20 e siècle.

Bélanger a parcouru la plupart des écrits de Chapais : études historiographiques, discours politiques publiés et essais, jusqu'à ses chroniques historiques dans des journaux comme le Courrier catholique du Canada au début de sa carrière sous le pseudonyme d'« Ignotus ». Il a également étudié les manuscrits et la correspondance, mais il dit peu de choses sur l'impact de la vie publique de Chapais sur son œuvre ou sur son réseau intellectuel, hormis quelques aperçus de sa relation avec Lionel Groulx.

Le premier chapitre porte sur la formation de la « conscience historique » de Chapais, sa philosophie de l'histoire, avec quelques considérations sur le métier d'historien. Bélanger examine la posture idéologique de Chapais comme étant influencée par son origine sociale, son éducation, ses faits marquants dans sa carrière, etc. Le chapitre 2, au cœur du livre, examine les contributions de Chapais à l'histoire elle-même. Chaque période de l'épopée canadienne-française est examinée à partir du premier contact avec les autochtones. Le thème bien connu de la « survie » nationale fait écho à l’approche téléologique d’une histoire se terminant par le compromis de la Confédération entre deux nations.

Bélanger souligne surtout le « loyalisme » de ce gentleman canadien-français, concept central du livre. Le dernier chapitre aborde l'influence de l'œuvre de Chapais, à court comme à long terme. En tenant compte des différentes étapes de sa carrière, Bélanger explore l'ampleur du succès relatif de Chapais et de l'appréciation du public pour ses œuvres, notamment ses biographies.

L'influence de Chapais était évidente dans la controverse Carillon, qui illustre comment un historien établi peut avoir un impact sur la mémoire collective populaire. Essentiellement, il a démystifié le mythe selon lequel un bataillon irlandais imaginaire aurait assuré la victoire française à Carillon en 1758.

Tout comme l'historien Benjamin Sulte (1841-1923), sujet de La marche des morts illustres de Patrice Groulx, Thomas Chapais participe aux commémorations publiques comme le tricentenaire. Mais Bélanger n'aborde pas directement cet aspect, peut-être parce qu'il ne constitue pas un élément marquant de la production globale de Chapais.

L'étoile de Chapais en tant qu'historien s'est éteinte après la Première Guerre mondiale. Entre les deux guerres, il fut plus ouvertement critiqué par les nationalistes québécois de droite qui rejetaient le loyalisme du vieil « aristocrate », sa thématique loyaliste étant plus évidente que jamais dans ses plus récentes publications.

Dans l’ensemble, Bélanger propose une étude bien documentée sur un historien canadien-français plutôt « mal-aimé ». Chapais aurait dû faire l'objet d'une évaluation plus minutieuse et bienveillante de sa contribution à l'historiographie québécoise en tant qu'intellectuel conservateur.

Mais personnellement, je ne suis pas entièrement convaincu de l'importance de son impact à court terme. Je suis encore moins convaincu de sa pertinence pour les historiens d'aujourd'hui. Bélanger souligne néanmoins à juste titre la qualité des travaux de Chapais sur l'histoire constitutionnelle et juridique, un domaine largement négligé par les historiens québécois d'aujourd'hui. Il s’agit là, à mon avis, de l’une de ses contributions les plus marquantes et on aurait pu la souligner davantage.

En fermant le livre, j'ai aussi eu le sentiment que le loyalisme de Bélanger, couplé au deuxième brin de l'ADN conservateur de Chapais (son identité ultramontaine ou catholique), n'est pas toujours assez éclairant pour bien comprendre l'homme et sa contribution. À la fin du chapitre 2, par exemple, l'auteur aborde le problème de l'état d'esprit de « bonne entente » qui prévalait parmi de nombreuses personnalités publiques du vivant de Chapais. Chapais faisait-il partie de ce groupe ? Bélanger répond par la négative, une position contradictoire qui pourrait surprendre certains.

Il prend grand soin de souligner la distance élitiste qui sépare Chapais des Canadiens anglais ignorants de la classe inférieure. Cela signifie-t-il qu'il y avait au moins deux sortes de loyalistes canadiens-français : l'un qui prenait grand soin de ne pas être associé à son homologue canadien-anglais, tout en acceptant ouvertement la saveur britannique des institutions canadiennes ; et un autre type fier de célébrer l’union des races ? Malgré d’importantes subtilités internes comme celle-ci, Bélanger semble regrouper le loyalisme canadien-français.

D’autres caractéristiques pourraient également être explorées dans un portrait idéologique plus complexe. La relation entre le loyalisme et les doctrines ultramontaines (et, plus largement, le nationalisme canadien-français) ne reçoit pas suffisamment d'attention, à mon avis. Avant 1840, l’Église catholique du Québec, malgré une situation difficile, renouvelait son alliance avec le trône pour survivre sous la domination britannique. A l'époque de Mgr. Bourget, et la fin des privilèges statutaires pour les églises (par exemple les réserves foncières) au Canada en 1851, le clergé catholique est devenu comparable à un pouvoir semi-autonome de type étatique au Québec, caractérisé par la ferveur ultramontaine au cœur du « clérico - nationaliste » idéologie. Ainsi, même si elle était encore conservatrice au tournant du 20 e siècle, l'Église catholique du Québec n'était pas loyale comme elle l'avait été sous le régime colonial. Il existait, dans le soutien ou le respect ultramontain du régime politique, une autre forme de loyalisme qui pouvait (et a effectivement) interféré avec le loyalisme britannique (et auparavant plus traditionnel). Déjà reconnaissable avec Mgr Bourget (et sa tiède adhésion à la Confédération), cette fidélité double mais inégale fut sans doute rompue à l'époque de l'abbé Groulx. Bélanger ne prend pas pleinement en compte ces thèmes et n’approfondit pas non plus la tension entre loyalisme et nationalisme d’origine catholique, que ce soit dans l’esprit de Chapais ou dans la société québécoise en général.

Malgré ces réserves, Thomas Chapais, historien, constitue sans aucun doute une contribution bienvenue à l'histoire intellectuelle du Québec et à l'histoire de la pensée conservatrice.

Jean-Philippe Garneau est professeur d'histoire à l'UQAM (Université du Québec à Montréal) et spécialiste de la Nouvelle-France, du Québec sous le régime britannique et du Bas-Canada avant la Confédération.

Cette revue a été initialement publiée dans l'édition automne/hiver 2018 de The Dorchester Review , pp. 89-91.


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