À la recherche des conservateurs québécois

Commentaire de Damien-Claude Bélanger *

Le conservatisme au Québec. Retour sur une tradition oubliée . Frédéric Boily. Presses de l'Université Laval, 2010.

* initialement publié dans l'édition imprimée de THE DORCHESTER REVIEW , printemps-été 2011, pp. 54-57.

On suppose souvent, au Canada anglais, que la culture politique du Québec est fondamentalement de gauche. L'existence, au Québec, d'un programme de garde d'enfants subventionné par l'État ou le fait qu'une caisse populaire, les Caisses Desjardins, soit la plus grande institution financière de la province sont régulièrement citées comme preuve de cette propension, tout comme la domination du Bloc Québécois depuis vingt ans. sur la politique fédérale au Québec et, plus récemment, sur la victoire extraordinaire du NPD aux élections de 2011. En effet, les politiciens et intellectuels progressistes de la province soulignent souvent ces exemples, ainsi que d'autres, pour confirmer que le centre vital de la politique québécoise se situe à gauche du spectre politique.

La mesure dans laquelle ces affirmations sont vraies est cependant discutable. Les services de garde québécois ont été créés avant tout pour promouvoir le natalisme. Les caisses populaires ont été créées avec le soutien du clergé catholique romain afin de fournir des services financiers à une population mal desservie par le secteur bancaire canadien en grande partie anglophone et qui était souvent la proie des usuriers et de l'usure. Le Bloc Québécois a été fondé en grande partie par des conservateurs désillusionnés et même les principaux partisans du parti n'ont pas nécessairement embrassé les idées de gauche défendues par Gilles Duceppe. Quant à la récente percée du NPD, je dirais avant tout qu'elle exprime le désir de nombreux électeurs, et plus particulièrement de ceux qui ont soutenu le Bloc québécois dans le passé, de renouer avec le Canada. Le NPD a pu exploiter ce désir non pas parce qu'il est de gauche, mais parce que, contrairement au Parti libéral et aux conservateurs de Harper, il n'est pas perçu comme potentiellement hostile ou insensible aux aspirations du Québec par une partie importante de l'électorat.

Au contraire, c'est le nationalisme, et non les prétendues tendances du centre-gauche, qui explique la culture politique distinctive du Québec. En fait, l’éthos collectiviste du nationalisme est souvent confondu, délibérément par certains, avec les idéaux progressistes. La culture politique québécoise est en effet marquée par une certaine méfiance à l'égard de l'individualisme qui n'est pas aussi répandue en Ontario, par exemple. Cette méfiance n'est d'ailleurs pas apparue avec la gauche québécoise dans les années 1960 ; ses racines remontent au nationalisme conservateur qui a dominé la culture intellectuelle de la province du milieu du XIXe siècle jusqu'à la Révolution tranquille.

La tradition conservatrice du Québec est habilement examinée dans ce nouveau livre de Frédéric Boily. Québécois et professeur de sciences politiques à la Faculté Saint-Jean de l'Université de l'Alberta, il a publié de nombreux articles sur le sujet du conservatisme au Québec et au Canada. Son séjour en Alberta lui a donné une perspective unique sur la politique québécoise. Boily sait en effet placer le Québec dans un contexte canadien plus large. Il note, par exemple, à propos du prétendu « unanimisme » qui caractérise la politique québécoise, que la province n’est pas un monolithe politique. « En fait, écrit-il, la province canadienne qui se rapproche le plus de l’unanimité n’est pas tant le Québec mais plutôt l’Alberta, où plus que partout ailleurs au Canada, un seul parti domine les affaires politiques. »

Le mince ouvrage de Boily cherche à remettre en question l'idée selon laquelle le conservatisme a essentiellement disparu des cultures politiques et intellectuelles du Québec au cours des années 1960 ou que le conservatisme contemporain de cette province est une importation passagère des États-Unis, de la France ou du Canada anglophone. À cette fin, il retrace l'évolution du conservatisme au Québec depuis le début du XXe siècle et insiste sur sa persistance au-delà de la Révolution tranquille. L'examen par Boily du conservatisme québécois commence avec le mouvement Action française, apparu pendant la crise de la conscription de la Première Guerre mondiale. Il décrit la figure de proue du mouvement, Lionel Groulx, comme le Burke ou de Maistre du Québec, car l'abbé a joué un rôle clé dans l'évolution du conservatisme et du nationalisme canadien-français.

Boily n'a pas tort d'insister sur l'importance de Groulx. Son erreur est cependant de commencer son analyse de la tradition conservatrice québécoise par Groulx et l'Action française. Ce faisant, il ne reconnaît pas les racines historiques beaucoup plus profondes du conservatisme au Québec. Le conservatisme a émergé au cours du creuset du discours canadien, la Révolution américaine, lorsque des éléments rebelles et loyalistes luttaient pour le contrôle de la province britannique du Québec. L'apparition des idées républicaines dans la vallée du Saint-Laurent a suscité un contre-discours conservateur qui rejetait la révolution et la démocratie et affirmait l'importance du maintien des valeurs et des institutions traditionnelles, y compris la monarchie. Dans une large mesure, ce conservatisme naissant était exprimé par le clergé catholique romain du Québec et sa classe seigneuriale, groupes qui avaient tendance à bénéficier du statu quo politique et social.

Leur conservatisme s'est approfondi dans les années 1790, alors que de nombreux clercs et seigneurs ont commencé à affirmer que la conquête britannique avait préservé la vallée du Saint-Laurent de l'horreur et des troubles de la Révolution française. Dans les années 1830, les avertissements des conservateurs concernant les dangers du révolutionnisme devinrent de plus en plus stridents à mesure que le Bas-Canada se dirigeait vers la rébellion. Les idéaux républicains de Papineau et des Patriotes étaient populaires, surtout dans le district de Montréal, et la censure cléricale ne put empêcher le déclenchement des rébellions du Bas-Canada de 1837-1838, même si elle contribua probablement à limiter la portée et l'intensité des troubles.

Le loyauté et un ferme attachement aux institutions monarchiques comptaient parmi les principales caractéristiques du conservatisme canadien-français à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle. L’impulsion nationaliste avait tendance à s’exprimer par le biais du républicanisme dans la période qui a précédé les rébellions du Bas-Canada, et le conservatisme a agi, en pratique, comme une force antinationaliste. Tout cela allait changer dans les années 1840 et 1850. Au cours de ces décennies, le loyalisme clérical perdit en intensité. Ce changement est le résultat de deux facteurs majeurs. D'une part, des lois ont été adoptées qui ont renforcé le statut juridique de l'Église catholique romaine et ont atténué, de la part du clergé, la nécessité de s'assurer de la bonne volonté constante des autorités coloniales. D'un autre côté, l'Acte d'Union et les projets de Lord Durham visant à assimiler la population canadienne-française portèrent un coup dur aux hypothèses loyalistes concernant la bienveillance britannique.

Au milieu du XIXe siècle, un nouveau nationalisme conservateur apparaît. Il était défendu par divers religieux, mais des laïcs fervents pouvaient également compter parmi ses principaux partisans. Les idées ultramontaines, plutôt que le républicanisme, sous-tenaient désormais le nationalisme au Québec et, pendant environ un siècle suivant, le nationalisme canadien-français était essentiellement une doctrine conservatrice. La lutte contre le républicanisme, qui avait absorbé les énergies conservatrices au début du XIXe siècle, s’est poursuivie, même si elle s’est progressivement atténuée dans les années 1880 et 1890, à mesure que les idées républicaines devenaient de plus en plus marginales. En effet, l'échec des rébellions du Bas-Canada et leurs conséquences désastreuses ont considérablement discrédité le nationalisme républicain au sein de la population francophone du Québec qui, à son tour, a adopté de plus en plus les formes conservatrices de nationalisme.

C’EST LE nationalisme conservateur du milieu et de la fin du XIXe siècle qui a jeté les bases intellectuelles de l’émergence du mouvement Action française du début du XXe siècle. Groulx, par exemple, fut fortement influencé par la pensée de Mgr. Louis-François Laflèche, dont l'ouvrage de 1866 Quelques considérations sur les rapports de la société civile avec la religion et la famille (« Sur les liens entre la société civile et la religion et la famille ») devrait être répertorié, aux côtés de ces ouvrages de 1965 de George Grant Lament for a Nation , comme l'un des textes conservateurs les plus influents du Canada.

Dans l’entre-deux-guerres, la lutte conservatrice pour préserver les valeurs et les institutions traditionnelles battait son plein. Le manque de respect accordé aux droits des minorités à l'extérieur du Québec, l'afflux de la culture américaine et l'infériorité économique de la population canadienne-française furent des préoccupations majeures de la droite québécoise au cours des années 1920 et 1930. Boily note en effet que l'approche politique qui prévalait parmi les conservateurs québécois de l'entre-deux-guerres était « métapolitique » dans le sens où ils cherchaient à « gagner la guerre culturelle, qui se livrait sur les valeurs, avant d'envisager la victoire aux urnes ». À cet égard, il conteste les travaux d'André-J. Bélanger, qui considère le nationalisme conservateur de Lionel Groulx et de ses disciples comme essentiellement apolitique.

Le débat conservateur sur les institutions politiques n’a certes pas disparu avec l’avènement du défi républicain à la fin du XIXe siècle. Au contraire, au cours des années 1930 et 1940, de nombreux conservateurs québécois ont adopté le corporatisme comme alternative au capitalisme et à la démocratie libérale. Même si elle n’a jamais été mise en œuvre, la forme de corporatisme qui a séduit les conservateurs au Québec était très différente du modèle de corporatisme imposé par les fascistes dans les années 1930. Boily établit en effet une distinction claire entre les formes de corporatisme fascistes et catholiques et note que ce dernier, en vertu de sa volonté de décentraliser le pouvoir politique et économique, exclut le totalitarisme.

Un certain nombre d'auteurs, dont Esther Delisle, dont l'ouvrage The Traitor and the Jew (1992) a été largement discuté au Canada anglais, ont soutenu que le nationalisme conservateur dans le Québec de l'entre-deux-guerres possédait, à tout le moins, des tendances fascistes. Boily réfute cette suggestion, arguant plutôt que la nature révolutionnaire du fascisme le rendait peu attrayant pour la droite fondamentalement conservatrice du Québec. Il suggère cependant que des intellectuels comme Lionel Groulx « ont subi l'attraction du champ magnétique du fascisme », en grande partie à cause de l'anticommunisme de la doctrine. Boily n’a pas tort de le souligner – la droite québécoise de l’entre-deux-guerres croyait certainement que le communisme constituait une menace bien plus grande pour la société occidentale que le fascisme – mais, dans un sens plus important, il ne reconnaît pas que l’attachement profond à la tradition et aux valeurs catholiques qui caractérisaient La droite conservatrice du Québec a probablement joué un rôle en empêchant l'émergence d'un puissant mouvement fasciste dans la province.

Les années 1930 voient le retour au pouvoir du parti conservateur provincial, rebaptisé Union Nationale, après près de quarante ans dans l'opposition. Boily, comme de nombreux autres chercheurs, se demande dans quelle mesure le régime de Maurice Duplessis peut être qualifié de conservateur. Il note que la politique économique de Duplessis et sa conception de l'État étaient libérales au sens classique du terme. En effet, dans les années 1930 et 1940, l’attachement de Duplessis à l’orthodoxie du laissez-faire constituait une pierre d’achoppement puissante à la mise en œuvre de réformes économiques inspirées par le corporatisme.

Le mouvement intellectuel conservateur du Québec critiquait généralement la politique économique de Duplessis, même s'il approuvait sa lutte pour l'autonomie provinciale. La trahison de Duplessis envers son partenaire de coalition, Paul Gouin, chef de l'Action Libérale Nationale, à l'approche des élections provinciales de 1936, aboutit à l'exclusion effective de la droite intellectuelle du pouvoir sous l'Union Nationale. Au milieu des années 1930, de nombreux intellectuels associés à la Ligue d'Action Nationale et à l'École Sociale Populaire conservatrices avaient soutenu le parti de Gouin, qui avait adopté le Programme de restauration sociale traditionaliste comme plate-forme politique, mais ces derniers Les intellectuels seraient profondément déçus par la capacité de Duplessis à coopter et à mettre sur la touche l'Action Libérale Nationale.

LA DÉCONNEXION entre le conservatisme politique et intellectuel est en effet un thème de l’histoire du Québec. En 1871, les ultramontains échouent lamentablement dans leur tentative de s'emparer de l'aile provinciale du Parti conservateur. Plus récemment, deux partis de droite, le Ralliement Créditiste et l'Action Démocratique du Québec (ADQ), ont obtenu des succès notables avec peu ou pas de soutien de la droite intellectuelle. En effet, peu d'intellectuels associés à la nouvelle sensibilité historique , un groupe d'érudits de tendance conservatrice qui, ces dernières années, ont critiqué certains aspects de l'héritage de la Révolution tranquille, ont ouvertement soutenu l'ADQ de Mario Dumont.

Le populisme de l'ADQ, comme celui du Ralliement Créditiste, rebutait sans doute la droite intellectuelle. De plus, le succès de l'ADQ aux élections, notamment lorsque le parti a accédé au statut d'opposition officielle en 2007, était davantage dû au chef charismatique du parti et à ses politiques ambiguës concernant l'avenir politique du Québec qu'à son programme néoconservateur en soi. L'opposition du parti à l'immigration à grande échelle et aux « accommodements raisonnables » était relativement populaire parmi l'électorat, mais de nombreuses autres politiques de l'ADQ, notamment son soutien à un impôt uniforme et son désir d'abolir les commissions scolaires du Québec, n'ont pas été bien accueillies.

Boily qualifie l'idéologie de l'ADQ de « néolibéralisme conservateur ». Le parti fondé par Mario Dumont et Jean Allaire partage ainsi une affinité avec la droite du parti libéral québécois, ce qui n'est guère surprenant puisque l'ADQ, comme plusieurs partis politiques provinciaux apparus depuis la fin du XIXe siècle, peut retracer son origine la lignée politique remonte au Parti libéral. Le Parti libéral ne peut pas être considéré comme conservateur au sens strict du terme. Cependant, les libéraux sont devenus de plus en plus à l'aise avec le statu quo politique et social à la fin du XIXe et au début du XXe siècle et, à la fin des années 1970, avec la désintégration simultanée des deux partis de droite du Québec, l'Union nationale et le Ralliement Créditiste, et Avec l'arrivée au pouvoir du Parti Québécois, le Parti libéral commence à occuper le centre droit de l'échiquier politique de la province. Certains intellectuels néoconservateurs ont en effet été attirés dans l'orbite du parti et la version québécoise de l'Institut Fraser, l'Institut économique de Montréal, a souvent accordé un soutien tacite aux politiques libérales.

Il convient toutefois de noter que le Parti québécois possède également une faction conservatrice, dont les figures marquantes des dernières années incluent Joseph Facal et François Legault. Boily souligne que l’une des caractéristiques clés du conservatisme québécois contemporain est effectivement son manque de cohésion. Les conservateurs du Québec sont impliqués dans un certain nombre de partis et de groupes concurrents, ce qui diminue inévitablement l'impact et l'influence des idées conservatrices. La question nationale, certes, complique le spectre politique au Québec et a empêché l’émergence d’un parti ou d’un mouvement conservateur uni au cours des dernières décennies.

LE NATIONALISME A créé une dynamique politique particulière au Québec, tout comme l'héritage catholique de la province, même si peu d'observateurs comprennent ou sont disposés à accepter l'ampleur avec laquelle ce dernier a exercé une influence durable sur la province. Les conservateurs anglophones sont souvent intrigués par le conservatisme québécois contemporain. En effet, les conservateurs du Québec adoptent souvent des aspects étatiques et réglementaires. L'esprit de corporatisme a d'ailleurs laissé une empreinte sur la culture politique et intellectuelle du Québec. L’individualisme néoconservateur ne trouvera pas facilement un terrain fertile dans une société historiquement catholique qui a connu d’importantes discriminations et marginalisation économique. Le conservatisme québécois ne tire pas ses racines historiques de Bay Street ou d’Orange Lodge, et les alliances entre conservateurs anglophones et francophones ont toujours été fragiles au Canada.

L'évaluation globale que fait Boily du conservatisme québécois est juste. Bien que politiquement divisé, le mouvement est bien vivant. Le manifeste conservateur de 2005, Pour un Québec lucide (« pour une vision lucide du Québec »), dont Boily ne parle malheureusement pas dans son livre, contribuera à encadrer le débat politique et social au Québec pour les années à venir. Les conservateurs du Québec ne sont d'ailleurs pas des imitateurs serviles. L’ADQ n’est pas le Front National et la nouvelle sensibilité historique n’est pas une importation néoconservatrice. Tous deux tirent une grande partie de leur inspiration de sources nationales. La nouvelle sensibilité , par exemple, porte l’influence notable de Fernand Dumont, un intellectuel qui s’est souvent identifié comme socialiste, mais dont l’attachement au catholicisme et à la critique de la Révolution tranquille manifestait une âme conservatrice. La tradition conservatrice du Québec n'est pas étrangère à celles de la France, des États-Unis ou du Canada anglophone, mais elle s'en distingue également à bien des égards. Bref, le conservatisme québécois ne peut être compris (ou exploité) sans prendre en considération le nationalisme.

Cet article a été initialement publié dans l'édition imprimée de THE DORCHESTER REVIEW , printemps-été 2011, pp. 54-57.


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